15 novembre 2016
Notes acides sur la crise du jus (1)
Le système électrique français est en crise. Et surtout son cœur nucléaire. La dernière manifestation en est l’annonce par RTE – le gestionnaire du réseau haute tension, chargé non pas d’assurer mais de surveiller l’équilibre entre l’offre et la demande – d’un risque de coupures d’électricité cet hiver. Diantre ! Des risques de voir la lumière ne pas s’allumer, le convecteur rester froid et l’ascenseur au rez-de-chaussée ! On se croirait en Inde ou au Mozambique. Et cela au pays qui dispose de tant d’électricité qu’il en est l’exportateur n° 1 en Europe depuis la construction du parc nucléaire actuel. Une situation paradoxale qui mérite deux notes, acides, sur cette crise du jus.
La médaille de la standardisation
► Comment passer de la surabondance à la pénurie ? Simple : il suffit de se heurter à un problème « générique » dans le parc nucléaire. Autrement dit, un problème technique concernant une pièce standard utilisée sur plusieurs réacteurs. C’est l’envers négatif d’une médaille dont le côté positif est l’économie et la maîtrise technique, permises par cette standardisation. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Cette vérité était soulignée, il y a plus de deux ans par le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Pierre-Franck Chevet, lors du débat préparatoire à la loi de transition énergétique. La prendre au sérieux suppose de ne pas mettre le système électrique dans l’incapacité à faire face à la survenue d’un tel problème, jugée « plausible » par Chevet. Pourquoi ce problème ? Quelle est son ampleur ? Comment le traiter ? Ce sera le sujet de la prochaine note acide. Cette première note porte sur ses conséquences, les risques de défaillance de notre système électrique en cet hiver, assaisonnée de quelques remarques.
►La perte de disponibilité du parc nucléaire est ainsi chiffrée : « entre 4 et 13 réacteurs seront arrêtés au cours de l’hiver, dont 13 en décembre et 9 début janvier », indique le texte de RTE. La courbe ci-contre indique le maximum théorique, semaine après semaine, actuellement prévisible de la puissance nucléaire disponible. Il suppose qu’aucune mauvaise surprise ne surviendra – non tenue des plannings de remise en service par EDF, réponses satisfaisantes apportées à l’Autorité de sûreté nucléaire et donc autorisations de redémarrage accordées, et aucun pépin n’entraînant d’arrêt intempestif de réacteurs. En outre, si l’un des deux réacteurs de Fessenheim fait partie de ceux qui sont arrêtés sur décision de l’ASN, l’autre fonctionne, mais les deux devraient être définitivement stoppés à la fin de décembre sur décision du gouvernement.
Le pire moment de la décennie
► Mais il n’y a pas que le nucléaire qui baisse. Il y a deux ans, RTE avertissait déjà que l’hiver 2016-2017 serait celui où le risque de déficit de production allait être le plus grand, en raison de l’arrêt programmé de plusieurs centrales à fioul et à charbon pour évier leurs émissions de gaz à effet de serre et de particules fines nocives pour la santé. Les arrêts exigés par l’ASN pour vérifier la sûreté des réacteurs se produisent donc au pire moment de la décennie pour la sécurité de l’approvisionnement électrique.
Un « grand hiver » serait catastrophique
► Au total la courbe de disponibilité s’établit ainsi que le montre le graphique ci-contre. On comprend tout de suite que les responsables du système électrique sont déjà en train de brûler des cierges pour obtenir de dame Nature la rémission de leurs péchés. Pus exactement qu’elle leur offre non seulement un hiver très doux en moyenne, le plus arrosé possible pour la production hydraulique, le plus venteux pour la production éolienne, mais surtout qu’elle leur évite toute vague de froid en décembre prochain.
Comme le montre le graphique ci-dessous, une répétition de l’hiver 2015-2016 suffirait à éviter tout problème. En revanche, celui de 2011-2012 serait très compliqué à gérer. Quant aux vagues de froid de janvier 1985 ou 1987, leur retour serait l’assurance d’une catastrophe… sans parler des « grands hivers » de février 1956 ou janvier-février 1963. Si l’évolution climatique provoquée par nos émissions de gaz à effet de serre rend moins fréquents ces hivers très rudes, elle ne les interdit pas.
► La consommation électrique française est en effet fortement dépendante de la météo hivernale. La « thermosensibilité » s’estime à 2.400 MW par degré perdu de température, dès lors que les chauffages électriques fonctionnent. Et c’est ce phénomène qui explique les pointes de consommation historiques.
C’est là qu’on s’énerve un peu
Le système électrique doit donc d’une part répondre à la demande hivernale moyenne – et là il faut raisonner en production disponible sur la durée, autrement dit en terawatheures – mais également aux pointes de consommation, par définition de durée relativement courte en particulier vers 19 h 30 – pour laquelle il faut raisonner en puissance, autrement dit en MW. La plus élevée de ces pointes est survenue le 8 février 2012 avec 102.098 MW. Et c’est là qu’on s’énerve un peu en lisant le document publié par RTE.
►Ce document est censé aider à la prise de conscience du risque de pénurie. Et de la possibilité de le limiter, par exemple, en évitant de tirer trop sur le jus en début de soirée, ce qui peut se faire en stoppant pour une heure des convecteurs gourmands. Il met en avant les dispositifs mis en place en Bretagne et en Provence-Côte d’Azur, les deux régions les plus fragiles du système, pour inciter aux gestes écocitoyens. Tout ceci est bien, mais pourquoi, alors, raconter des salades sur la production électrique ?
► Le document présente de manière vraiment curieuse l’apport de l’éolien et du photovoltaïque à cette production sous le titre « Un développement de l’éolien et du photovoltaïque qui contribue à la sécurité d’approvisionnement« . Il souligne que la puissance installée de ces deux moyens a augmenté de 1900 MW depuis l’hiver dernier. Et ne donne comme seule information sur l’éolien « un rapport moyen de production entre l’énergie produite et la puissance maximale installée (est) estimé à 30 % sur l’hiver ». Or, l’information cruciale manque : en cas de vague de froid, et donc en situation météorologique anticyclonique avec stagnation d’un air venu du nord, le vent sera faible et la production dérisoire. Et surtout, elle sera variable de jour en jour.
Décembre 2016 peut ressembler à ceci (en décembre 2015, avec un facteur de charge de 33 %) :
Ou ressembler à ceci (décembre 2014, avec un facteur de charge de 30,9%) :
L’ennui, c’est que décembre 2015 fut nettement plus chaud que la moyenne et 2014 un mois « normal » – au sens de très proche de la moyenne climatologique.
► Quant à la présentation du photovoltaïque, elle se réduit à cette phrase : « la production photovoltaïque est plus à même de couvrir le plateau du matin que la pointe du soir en hiver avec un rapport moyen à 13 heures de 40%« . Le langage politiquement correct de RTE (il ne faut rien dire de négatif sur les énergies nouvelles renouvelables, les ENR) aboutit à un propos absurde. L’information cruciale manque là aussi : à 19 h 30, en décembre et janvier, la production photovoltaïque sera nulle et sa contribution à la sécurité d’approvisionnement égale à zéro. Pour en juger, rien ne vaut un bon graphique de la production (et en l’occurrence des importations) le lundi 7 novembre dernier :
Ce graphique montre l’absence totale de production photovoltaïque lors de la pointe du soir. Et un jour très médiocre pour l’éolien. Sans les importations, près de 5 000 MW à 19 h 30, il aurait fallu tirer encore plus sur gaz, fioul et charbon (proche de son maximum de 3 000 MW) et l’hydraulique.
► RTE insiste sur l’utilité des importations pour la sécurité, notant qu’elles pourraient être de 7 000 à 11 000 MW cet hiver. Mais ces importations dépendent de la capacité de nos voisins à produire des surplus. Et coûteront cher. Flexibiliser la production d’électricité à l’échelle européenne en organisant ces flux interfrontaliers est une bonne idée, se mettre en situation de dépendance en est une mauvaise.
► RTE sait très bien que les panneaux solaires sont totalement inopérants une fois le soleil couché. C’est pourquoi, lorsqu’un fournisseur d’électricité se voit sommé de justifier sa capacité à fournir ses clients, RTE lui compte pour zéro ses panneaux solaires lors de la pointe du soir. Il serait judicieux de tenir le même discours public aux citoyens que celui des rapports discrets mais plus « vrais » que RTE entretient avec les fournisseurs de jus.
► Il ne faut pas tirer de conclusions abusives de ces informations, comme l’idée de ne pas faire du tout d’éolien et de photovoltaïque. En revanche, il faut dire que leur contribution à la sécurité de l’approvisionnement en cas de vague de froid sera très faible, voire nulle pour le solaire le soir. Et donc qu’il faut une politique cohérente et sérieuse, permettant de garantir la sécurité du système électrique, tenant compte de l’intermittence des ressources éolienne et solaire. Les ressources pilotables doivent être capables de les suppléer en toutes circonstances, faute de quoi, le risque de voir le système s’écrouler grimpe avec la part que les ressources intermittentes occupent. C’est la raison pour laquelle l’Allemagne est aujourd’hui en énorme surcapacité de production, c’est le prix à payer pour l’augmentation de la part des productions éoliennes (13,3 % en 2015) et solaires (5,9 %) dans son mix électrique.
► Dans de nombreux pays du monde, lorsqu’il n’y a pas assez d’électricité, le réseau s’effondre, ou des délestages massifs sont opérés, plongeant dans le noir les habitants et stoppant net toutes les activités fonctionnant à l’électricité et ne bénéficiant pas de moyens de production autonomes comme des groupes électrogènes au diesel. Mais cette méthode brutale n’est pas de mise dans les pays développés. Des études ont ainsi montré que le « coût global » d’un kilowattheure non fourni à l’occasion d’une coupure massive du jus s’évalue à 200 fois celui du coût de la production de ce même kwh. Dimensionner le système de production et de transport de manière à répondre à cette demande maximale correspond donc au choix optimal au plan économique. Un équilibre que l’on peut atteindre en jouant tant sur la consommation que sur la production.
17 novembre 2016 suite ...
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Notes acides sur la crise du jus (2)
Hier, une première note sur la crise du jus exposait le risque de pénurie pour cet hiver, selon une alerte lancée par RTE, assaisonnée de quelques remarques acides sur la sécurité d’approvisionnement et les sources intermittentes d’électricité. Celle-ci porte sur les causes de cette crise, qui se trouvent dans le cœur nucléaire du système électrique.
L’origine de cette crise ? Un problème « générique » affectant certains générateurs de vapeur – ces gros cylindres où s’opère l’échange de chaleur entre l’eau du circuit primaire, au contact du combustible nucléaire, et l’eau du circuit secondaire dont la vapeur va entraîner les turbines des alternateurs – équipant 18 des 58 réacteurs d’EDF. Ils sont soupçonnés de présenter une anomalie de fabrication. Des excès localisés de carbone dans l’acier dont ils sont constitués. Excès au regard de normes récentes, plus sévères, sur les équipements dits « sous pression ». Excès provenant des procédés de forgeage utilisés (ironie de l’affaire: les forgerons sont passés du moulage au forgeage de ces pièces pour en améliorer la qualité).
La cuve de l’EPR de Flamanville
La découverte de ces excès a une histoire singulière, expliquée en détail aux députés et sénateurs de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst) le 25 octobre dernier, lors d’une audition des industriels (EDF, Areva), de l’ASN et de l’IRSN (vidéo ici). Elle provient d’analyses complémentaires demandées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire à la suite de la découverte d’une anomalie similaire – un excès de carbone dans l’acier – sur la cuve de l’EPR en construction à Flamanville. Une découverte rendue publique en avril 2015 par l’ASN (le dossier complet est ici).
Persuadés que des analyses complémentaires devraient démontrer que cette cuve est malgré cette anomalie « bonne pour le service », EDF a poursuivi son installation à Flamanville où elle est désormais soudée aux tuyauteries du circuit primaire. Pour sa part l’ASN affirme qu’elle ne donnera l’autorisation de démarrer que si, et lorsque, ces analyses complémentaires (il s’agit de tests mécaniques sur des éprouvettes de métal représentatives de la cuve, prélevées sur des pièces similaires) auront donné satisfaction. Mais l’affaire allait prendre une toute autre ampleur à la suite de l’exigence de l’ASN d’une revue générale des dossiers de fabrication de toutes les pièces de l’usine de Creusot Loire, et des GV fabriqués au Japon pour le compte d’Areva par le forgeron JCFC (Japan casting & forging corporation).
Anomalies similaires
C’est là que l’affaire s’est corsée. Car non seulement de telles anomalies ont été relevées, mais il est apparu en outre que l’usine de Creusot Forge avait maquillé des procès verbaux transmis à l’ASN pour les dissimuler.
EDF doit donc faire face à deux problèmes. Le premier est technique : vérifier que ces anomalies de concentration de carbone dans l’acier sont compatibles avec les performances de sûreté demandées à ces pièces, notamment leur tenue en cas de chocs thermiques froids ou chaud, et en situation accidentelle. Si la preuve de ces performances n’est pas apportée, l’ASN exigera l’arrêt des installations et le remplacement des équipements. Le second problème est d’organisation industrielle, juridique : le maquillage des PV constitue une « pratique inacceptable », avoue aux députés et sénateurs Bernard Fontana le nouveau directeur d’Areva NP (racheté par EDF dans le cadre du démantèlement d’Areva), un homme nouveau puisqu’il a fait toute sa carrière hors nucléaire (chimie, sidérurgie et aciéries, ciment). Il s’agit en outre d’un délit punissable en justice.
Examens in situ
Après la confirmation de défauts similaires – avec des anomalies plus fortes pour ceux de GV équipant 12 réacteurs fabriqués au Japon, l’ASN a exigé d’EDF que des examens in situ soient réalisés afin de vérifier l’absence de défauts dans l’acier – défauts qui pourraient être à l’origine de propagation de fissures en cas de choc thermique – ainsi que l’étendue et la localisation des excès. Si l’opération a pu être réalisé à l’occasion d’arrêts programmés pour renouveler le combustible pour 7 réacteurs, l’ASN a exigé la mise à l’arrêt sous trois mois des 5 autres dont les arrêts programmés lui semblaient reporter trop la vérification.
► En fouillant les dossiers de fabrication de Creusot-Forge – 10.000 dossiers de remontant parfois aux années 1970 seront vérifiés, cela va prendre au moins dix ans, même si les inspecteurs ont débuté par les pièces importantes pour la sûreté – il est apparu non seulement des anomalies, mais aussi des non-respects des « règles de l’art » et surtout des « falsifications » et de « fraudes« , les mots sont du président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) Pierre-Franck Chevet, de certains procès-verbaux.
Le non-respect des règles apparaît dans le PV de fabrication d’un GV pour Fessenheim-2 en 2008. Comme l’indique le document ci-contre, montré aux élus de l’Opecst, la pièce s’est révélée trop courte lors du forgeage pour le « chutage » d’une partie susceptible d’être trop riche en carbone. L’ASN a sans délai retiré son autorisation de fonctionner pour ce GV, ce qui a entraîné, ipso facto, l’arrêt du réacteur.
Le PV de fabrication fait bien apparaître une fiche d’incident, signale l’impossibilité de couper cette partie, mais conclut bizarrement à la poursuite des opérations, alors que cette pièce aurait du être « rebutée » indique Pierre-Franck Chevet.
Falsifications de procès verbaux
Mais il y a pire – pas nécessairement au plan technique mais en terme de culture de sûreté et de respect des obligations légales des fabricants – lorsque des valeurs fausses, différentes des valeurs indiquées sur les PV conservés à l’usine, ont été reportées sur les PV transmis à l’ASN.
Voici ci-contre le cas le plus flagrant également montré lors de l’audition de l’Opecst qui concerne un GV fabriqué pour Gravelines 5. L’un des GV de l’EPR de Flamanville a subit la même pratique, avec une mention de valeur fausse (23% au lieu des 10% réel) pour une des parties « chutées » lors du forgeage de la pièce.
Après les faits, les remarques (acides) :
►Les décisions de l’ASN vont coûter plusieurs centaines de millions d’euros à EDF (300 au moins selon une communication financière de l’industriel pour la seule décision d’arrêt des réacteurs pour vérifications) et met sous tension le système électrique pour cet hiver. C’est une nouvelle démonstration de sa sévérité et de sa capacité à imposer de lourdes dépenses à l’exploitant des réacteurs nucléaires dès lors que la sûreté est en cause. Il est intéressant de comparer cette manière efficace d’exercer son pouvoir de contrôle et de régulation à l’incapacité de son homologue japonaise à imposer une décision de quelques centaines de milliers d’euros pour installer des recombineurs passifs d’hydrogène dans les centrales nippones avant l’accident de Fukushima Daï-Ichi (ce qui aurait évité les explosions lors de l’accident). Comme les problèmes techniques concernent également des pièces fabriquées pour et à l’étranger, il sera intéressant de voir comment réagissent les Autorités de sûreté nucléaires concernées que l’ASN a bien sûr informées de ses découvertes et décisions.
►L’impact sur la sûreté des réacteurs nucléaires de ces anomalies de fabrication n’est pas totalement connu. Certes, Dominique Minière (le patron du parc nucléaire d’EDF) semble persuadé que cet impact va seulement « diminuer les marges de sécurité » prises lors de la conception des pièces. « Tous les fonds de GV étudiés ne montrent pas de défaut initial qui pourrait se propager. On a des marges suffisantes sur tout ce qui a été étudié, sauf pour Fessenheim 2 où il faut étudier encore », a t-il précisé. Mais il va falloir le démontrer à l’ASN et aux experts de l’IRSN qui ne semblent pas vouloir se contenter de paroles verbales.
► La transparence totale est-elle assurée ? Comme l’indique en substance Marie Pierre Comets, la présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sûreté nucléaire (HCTINS) lors de l’audition, il y a encore du travail. Pierre-Franck Chevet remarque que l’ASN n’a pas de pouvoir de police et de perquisition… et indique que ce n’est pas nécessairement la bonne piste à suivre, mais réclame par exemple que les personnels chargés de vérifier les fabrications ne dépendent pas des mêmes directions que les fabricants (c’est le moins que l’on puisse exiger…).
► Qui est responsable des falsifications et non-respect des règles ? Bernard Fontana indique avoir « sanctionné au grade le plus élevé que j’ai trouvé, mais il faut rechercher toute l’information« . La direction ancienne de Creusot Loire est clairement en cause. Mais des représentants d’EDF et d’Areva étaient censés surveiller ces fabrications, et Areva en tant que fabricant et réparateur en avait l’obligation légale. Et si ces pratiques ont diminué après la prise de contrôle de Creusot Loire par Areva, elles n’ont pas cessé immédiatement. Jusqu’à quel niveau hiérarchique l’information est-elle montée ? Peut-être faudra t-il une enquête judiciaire pour le savoir.
► Plus important : en quoi le comportement des plus hauts dirigeants a t-il pu favoriser l’apparition et le maintien de telles pratiques ? Et comment sont choisis les patrons de ces entreprises contrôlées par l’Etat ? Considérons l’énormité des erreurs (?) commises par Areva sous la direction d’Anne Lauvergeon (mines de Namibie, diversification dans l’éolien coûteuse puis bradée, engagement dans la fourniture de l’EPR d’Okiluoto en Finlande sans aucune expérience de construction de centrale clé en main) dont la facture finale se compte en milliards d’euros et débouche sur l’éclatement du groupe. Il est trop facile d’évoquer l’euphorie soulevée par le sentiment d’une renaissance du nucléaire avant l’irruption du gaz de schiste et de l’accident de Fukushima. Le rôle d’un dirigeant est justement de ne pas céder à l’euphorie et surtout de ne pas l’aggraver par des comportements personnels.
Comment ne pas relever la totale incapacité des dirigeants (Proglio et Lauvergeon, mais auparavant dès la décision de ne pas se fournir uniquement chez Framatome, puis Areva, en maintenance des centrales et en combustible nucléaire) à organiser les relations industrielles entre ces deux pôles en fonction de l’intérêt général ?Or, tous ces dirigeants ont été nommés par le pouvoir politique qui leur a également indiqué leur feuille de route tandis que les administrateurs ont toujours donné quitus. La politisation des nominations et l’affaiblissement de l’influence des administrations centrales ont contribué fortement à ces dérives. Alors que les enjeux – sûreté nucléaire et du système électrique, économiques et financiers – exigent des directions dotés de compétences techniques, de sens de l’intérêt général et de garde-fous éthiques de très haut niveau, la classe politique – UMP et PS et singulièrement Présidents de la République et gouvernants – semblent incapables de considérer ces critères comme décisifs pour les nominations à ces postes de direction. Déterminer les critères et processus de nominations des dirigeants pourrait ainsi être considéré comme faisant partie des règles fondamentales de sûreté que tout pouvoir politique devrait suivre, puisqu’il est évident que l’action des dirigeants pèse sur la sûreté nucléaire. Un nouveau terrain de réflexion et d’action pour l’ASN ?
►L’audition de l’Opecst montre à quel point les élus reportent désormais leurs espoirs de maîtrise du système sur l’ASN et l’IRSN. C’est logique. Ils ne vont pas eux même vérifier les fabrications en usine. Et lorsque l’industriel leur assure que les pièces sont « bonnes pour le service », ils ne peuvent se transformer en experts de la métallurgie pour en juger. Sagement, ils font donc confiance aux institutions (ASN et IRSN) mises en place, et à leurs dirigeants que le gouvernement nomme, pour vérifier les assertions des industriels. Cela pose deux questions : s’assurer que leurs dirigeants seront bien choisis, et qu’ils auront les moyens de conduire leur action. Sur ce dernier point, il est clair que la demande de l’ASN de voir son financement augmenter afin de disposer de personnels en nombre suffisant devient cruciale. Or, la réponse à cette demande n’est toujours pas satisfaisante. L’ASN et l’IRSN avaient demandé 200 embauches pour faire face à leurs responsabilité, le gouvernement en a accordé 30.
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